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mercredi 22 août 2012

"La véranda aveugle", un beau roman norvégien


L'histoire se déroule dans un village de pêcheurs sur une île norvégienne, dans les années 50.
Tora a une douzaine d'années. Elle vit avec sa mère Ingrid et son beau-père Henrik.
Celui-ci, l'épaule estropiée, boit pas mal, bat sa femme à l'occasion et on ne peut pas trop compter sur lui pour faire vivre la famille. Alors la mère travaille beaucoup, dans une pêcherie, notamment la nuit. Tora est là pour la seconder à la maison.
Des petites gens pour qui la vie est rude. Elle vivent dans la maison des Mille, une ancienne maison patricienne qui abrite plusieurs familles pauvres. Cette maison dotée d'une vieille véranda aux baies en partie obstruées (d'où le titre du livre, j'imagine, mais la véranda ne tient aucun rôle particulier dans l'histoire, elle est juste mentionnée dans une description).

Tora a encore l'âge de l'insouciance des jeux d'enfants mais Tora n'est pas une enfant comme les autres.
Elle est née des amours interdites de sa mère avec un soldat allemand pendant l'Occupation. C'est une fille de "boche" et elle sent bien tout le poids qui pèse sur ses épaules. Elle aimerait en savoir plus sur son père, sa famille en Allemagne mais Ingrid ne dit rien. Son passé semble assez douloureux et sa vie actuelle ne lui procure manifestement aucune joie. Elle est résignée par sa condition de travailleuse précaire et ne semble pas du tout faire attention à sa fille.
Pire encore, dans le secret de la maison des Mille, Tora subit les agressions d'Henrik, puis bientôt ses viols, ce qu'elle nomme "le péril". Elle ne dit rien elle aussi.
Le non dit règne entre les deux femmes.
Alors que le dialogue avec sa mère semble impossible, Tora trouve cependant un certain réconfort et une oreille attentive auprès de sa tante Rakel, une femme lumineuse, forte et indépendante, mariée à Simon, qui possède une affaire de pêche et qui a réussi dans la vie.

Il y a aussi Gunn, la jeune institutrice que les enfants adorent, Almar le chauffagiste de l'école, Frits le nouveau venu, sourd et muet et bien d'autres petits personnages encore.

Le récit égraine lentement d'une façon douce et mélodieuse des morceaux de vie rude de tout ce petit monde.
Il n'y a pas beaucoup d'action (on attend continuellement que Tora se rebelle face au "péril") mais l'écriture est remarquablement belle.
Tout est dit d'une manière délicate. Même la violence et l'enfance meurtrie sont décrites délicatement.
L'évocation de l'éveil de Tora à la sensualité, le début de sa puberté, sont écrits très justement.
La narration est bien équilibrée, entre les descriptions des lieux, des personnages et les dialogues quand il en faut.

Extrait p. 8 :
  "Des mains. Des mains surgissant de l'obscurité. Ainsi se manifestait le péril. De grosses mains dures qui serraient et agrippaient. Par la suite, c'était tout juste si elle arrivait à temps au cabinet. Parfois, elle se demandait si elle ne ferait pas pipi dans la cuisine où se trouvait le seau.
   Mais, été ou hiver, elle préférait en définitive mettre ses bottes, serrer son manteau sur sa chemise de nuit et se précipiter dans la cour. La cour, c'était l'espace, la sécurité, et il y avait un crochet à la porte du cabinet. Arrivée là, elle ressentait parfois longtemps. Jusqu'à ce qu'elle sentît le froid la figer ou qu'elle entendît les pas de sa mère sur le gravier du chemin.
   Henrik sortait presque tous les soirs où la mère allait à l'atelier préparer les filets de poisson.
   Lorsque l'un ou l'autre rentrait, Tora se réveillait au bruit de la porte. Sa mère était reconnaissable à son pas fatigué mais léger. Elle ouvrait précautionneusement la porte, comme si elle craignait de la casser. Quant à Henrik, il ne se préoccupait pas plus de la porte que du chambranle, et il n'avait guère de pas : lorsqu'il rentrait, il ne marchait pas, il se traînait. Pourtant, quand il le voulait, Henrik pouvait avoir d'autres pas. Des pas à peine perceptibles. Silencieux, mais chargés d'un souffle fort."

Si la part belle est donnée aux personnages, et plus précisément aux héroïnes passionnées et torturées, la nature n'est pas en reste. Celle du nord de la Norvège, beaucoup plus sauvage que le sud du pays, plus ouvert sur l'Europe, où la mer et la pêche tiennent une place importante. C'est un peu ça...et ça (clic)

J'ai aussi particulièrement aimé les descriptions de lieux. L'auteur a l'art de les rendre vivants. Le passage sur les cabinets extérieurs de la maison des Mille (avec évacuation dans la mer et la pile de vieux journaux pour s'essuyer) est délicieux...

Extrait p. 25 :
  "Dans un lointain passé, les cabinets avaient été peints en blanc, et on y accédait par deux portes percées de lucarnes triangulaires qui étaient indispensables à l'éclairage et l'aération, mais demeuraient suffisamment hautes pour protéger des regards indiscrets.
   Au seul aspect d'un cabinet on peut dire quel public le fréquente.
   A l'origine, les cabinets de la maison des Milles étaient tout aussi immaculés et imposants que ceux du presbytère.
   A présent, leur grandeur écaillée avait quelque chose de mélancolique que ressentait immédiatement toute personne habituée à mieux.
   L'une des portes étaient pour les hommes, l'autres pour les femmes et les petits enfants.
   Le côté des hommes étaient de temps en temps lavé à grande eau. Pour ce faire, avec force coups de gueule et dans un vacarme d'enfer, on faisait monter au tuyau de la pêcherie la pente douce qui conduisait des quais à la maison des Mille. Ça n'arrivait pas trop souvent, en tout cas, pas avant que l'état des lieux ne suscitât chez les usagers un mouvement de recul.
   Pour leur part, les femmes avaient accroché un vieux rideau devant la lucarne et mis de la toile de jute par terre. L'été, il y avait de temps à autre des campanules et des marguerites dans la boîte de conserve placée sur la tablette qui surplombait le banc. Celui-ci était percé de trois trous. Un petit et deux grands. Parfois, les trois étaient occupés simultanément. Surtout en soirée, à la fin de l'automne ou lorsque les tempêtes hivernales et la nuit éternelle se faisaient le plus durement sentir dans les corps et les âmes.
   Le froid semblait avoir moins de prise lorsque, dans l'obscurité, on avait un derrière nu et une voix à côté de soi. Par elles-mêmes, déjà, les exhalaisons humaines et la chaude vapeur provenant du secret des entrailles étaient source de réconfort et créaient une sorte de communauté dont il n'y avait pas lieu de parler ou de faire spécialement état.
   On se contentait de frapper discrètement à la porte de l'autre côté du couloir et de murmurer quelques mots à l'adresse et d'une telle ou d'une telle. Le lien communautaire était établi et le chemin des cabinets ouverts. Ces séances permettaient aussi souvent d'échanger à voix basse des considérations philosophiques, des confidences sur les sécrétions internes et sur le cœur et ses irrépressibles folies. Il ne s'agissait pas seulement d'un processus naturel d'évacuation des déchets du corps. Le réconfort et la consolation des âmes qui se pratiquaient dans les froids cabinets durant toute l'obscurité hivernale comptaient tout autant. Quand il y avait plusieurs postérieurs ainsi alignés, les gens étaient moins sensibles au souffle que l'océan envoyait par en dessous."


Ce volume est le premier d'une trilogie, dite de "Tora".
L'auteure, Herbjorg Wassmo est une ancienne institutrice très populaire dans les pays scandinaves. Sa saga date du début des années 80 et elle gagne ensuite ses lettres de noblesse avec une autre trilogie, Le livre de DinaTraduite en de nombreuses langues, son œuvre faite de romans, poésie, livres pour enfants, texte de théâtre, est inscrite aux programmes scolaires et universitaires en Norvège (source).

Je ne sais pas si je vous ai convaincus de lire le premier mais en ce qui me concerne, j'ai déjà envie de lire le second pour savoir ce qu'il va advenir de la jeune Tora, si elle va s'émanciper de l'emprise de son beau-père, arriver à dialoguer avec sa mère, etc.

Aurais-je autant de plaisir ? Aurais-je autant envie de me lancer dans le dernier tome ?
Sacré pari pour moi qui ne suis pas du tout adepte des séries...
J'imagine que la beauté de l'écriture sera toujours au rendez-vous mais j'ai un peu peur que mon intérêt s'essouffle si l'action n'est pas plus soutenue.


4 commentaires:

  1. *** Hello Chère Céline !!!!

    Merci de nous parler de ce roman "La véranda aveugle" ... si tu as déjà envie de lire le second ... ça veut tout dire et ça nous incite à découvrir ce bouquin !

    BISES et bon mercredi à toi ! :o) !! ***

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  2. Ton billet est superbe...extrèmement bien argumenté (comme d'habitude)...et me donne bien sûr envie de lire ce livre...je le note donc...le paradoxe étant que je suis en train de te lire et t'écrire via mon I-pad...et en étant assis sur mes cabinets...^.^...sourires...
    Très bonne journée Célines...des bises...

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    1. Ha, ha, ha ! La place stratégique des cabinets dans une maison... Je crois d'ailleurs que les miens mériteraient un petit billet un de ces quatre !
      Merci de tes passages ici Jacky.
      Je te visite moi-même régulièrement, même si on ne peut pas te laisser de petits mots (snif !).

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  3. *** Un petit coucou en passant sur ton joli blog Céline ! GROS BISOUS ! ***

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