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lundi 14 janvier 2013

La mort était son métier...


Des décennies avant Jonathan Littell, en 1954, Robert Merle a rédigé les mémoire d'un bourreau nazi.
À la différence que son personnage principal, Rudolf Lang, est directement inspiré de Rudolf Höss, qui a été le commandant du camp de concentration et d'extermination d'Auschwitz-Birkenau.
L'écrivain s'est appuyé sur les échanges entre Höss et un psychologue américain, dans le cadre du procès de Nuremberg, sur les propres mémoires/confessions écrites par l'homme et sur les documents résultants du procès.

Je ne vous ferai pas un résumé. Vous pourrez lire la fiche wikipedia concernant le livre, ainsi que celle du personnage réel.
Je préfère garder mes lignes pour vous parler de ce qui m'a marqué dans cette lecture.

Cette biographie romancée est très facile à lire. Rudolf Lang retrace sa vie, depuis son enfance sous le joug tyrannique de son père, son entrée dans l'armée, puis dans les SA et les SS, jusqu'à la fin de la guerre. Il nous donne une vision assez complète de l'enchaînement des évènements qui ont amené l'homme à se mettre au service de la cause d'Hitler.

Un homme auquel on a inculqué avec force, dès son plus jeune âge (son père était un tyran domestique), des qualités, bonnes ou pas, nous jugerons, telles que le devoir et l'obéissance au(x) chef(s), qualités qui l'ont amené à concevoir le pire.
Un homme qui s'est lancé dans cette tâche uniquement par devoir (il insiste plusieurs fois sur ce point) envers sa patrie. Lui qui avait toujours rêvé d'être officier, à l'instar de ses aïeux dont les portraits étaient accrochés sur les murs de sa maison d'enfance, aurait préféré aller combattre au front. L'action, plutôt que ce travail de fonctionnaire. Cependant, il a toujours dit oui, parce que c'était "un ordre", parce qu'on lui disait que c'était là qu'il serait le plus utile.
"Tout ce que Rudolf fit, il le fit non par méchanceté, mais au nom de l'impératif catégorique, par fidélité au chef, par soumission à l'ordre, par respect pour l'État. Bref, en homme de devoir : et c'est en cela justement qu'il est monstrueux." (extrait de la préface de l'auteur)

La confrontation finale avec sa femme, Elsie, dans leur maison à Auschwitz, quand celle-ci découvre ce qui se passe réellement dans le camp est effroyable, édifiante, donne à réfléchir, enfin, tout ce que voulez.
Elle ne comprend pas et lui demande pourquoi. Rudolf, bien conditionné, lui explique que "les Juifs sont nos pires ennemis". "Ce sont eux qui ont déclenché la guerre. Si nous ne les liquidons pas maintenant, ce sont eux, plus tard, qui extermineront le peuple allemand."
La réponse que lui fait alors sa femme, qui tombe sous le bons sens, ébranle d'un coup ses convictions...
Extrait p. 342 :
"- Mais c'est stupide ! dit-elle avec une vivacité inouïe. Comment pourront-ils nous exterminer, puisque nous allons gagner la guerre ?
  Je la regardai, béant. Je n'avais jamais réfléchi à cela, je ne savais plus que penser. Je détournait la tête et je dis au bout d'un moment :
 - C'est un ordre.
 - Mais tu pouvais demander une autre mission.
  Je dis vivement :
 - Je l'ai fait. J'étais volontaire pour le front, tu te souviens. Le Reichsführer [Himmler] n'a pas voulu.
 - Et bien ! dit-elle à voix basse et avec une incroyable violence, il fallait refuser d'obéir.
  Je criai presque :
 - Elsie !
  Et pendant une seconde, je fus incapable de trouver mes mots.
 - Mais, dis-je, la gorge serrée, mais Elsie !... Ce que tu me dis là, c'est... c'est contraire à l'honneur !"
Un soldat, refuser d'obéir ??!!


C'est à Himmler que Rudolf doit son évolution au sein des SS.
En 1934, il le met à la tête du camp de concentration de Dachau, un camp destiné à régénérer les criminels  et les ennemis politiques de l'État par le travail. Lang s'y résout à contre-cœur.
C'est ce même Himmler qui l'envoie ensuite à Auschwitz, en 1940, où il n'y avait rien d'autre que des anciennes casernes d'artilleurs polonais entourée de champs, de marécages et de bois. À lui que revient la tâche de faire sortir du néant, le plus rapidement possible, un nouveau camp de concentration.
Un an après, le Reichsführer l'informe qu'il l'a choisi pour mettre en place un système d'extermination massif des Juifs à Auschwitz. Il lui donne, en quelque sorte, carte blanche pour accomplir cette abominable tâche historique, dans un temps record, bien évidemment.
Les objectifs chiffrés à atteindre lui semblent irréalisables. Et pourtant... Choisi pour ses "rares qualités de conscience" et son "talent d'organisateur" (p. 244), l'histoire nous a montré qu'il était l'homme de la situation.
C'est lui qui a eu l'idée, entre autres, d'amener la voie ferrée directement au pied des chambres à gaz (nécessité du secret), et d'utiliser le Cyclon B, un insecticide très toxique qui avait servi à désinfecter les casernes polonaises lors de l'installation à Auschwitz.

Ce livre, basé sur les mémoires de Höss et sur le compte rendu d'interrogatoire par le psychologue américain à Nuremberg, est donc un témoignage très important sur les conditions matérielles mises en place pour mener à bien le génocide.
"Pour peu qu'on y réfléchisse, cela dépasse l'imagination que des hommes du XXème siècle, vivant dans un pays civilisé d'Europe, aient été capables de mettre tant de méthode, d'ingéniosité et de dons créateurs à construire un immense ensemble industriel où ils se donnaient pour but d'assassiner en masse leurs semblables.
Bien entendu, avant de commencer mes recherches pour La Mort est mon Métier, je savais que de 1941 à 1945, cinq millions de Juifs avaient été gazés à Auschwitz. Mais autre chose est de le savoir abstraitement et autre chose de toucher du doigt, dans des textes officiels, l'organisation matérielle de l'effroyable génocide. Le résultat de mes recherches me laissait horrifié. Je pouvais pour chaque fait partiel produire un document, et pourtant la vérité globale était à peine croyable." (extrait de la préface de l'auteur)

Sans aucune intention de faire de l'humour très douteux, pardonnez-moi d'avance, je dirais qu'Auschwitz, d'un côté fonctionnel et purement nazi, n'aura plus de secret pour vous après cette lecture...
Sachez cependant que la partie sur Auschwitz ne fait pas tout le livre. Elle représente uniquement le dernier tiers. Tout se qui se passe avant n'est pas pour autant moins intéressant, loin de là. Robert Merle s'est appuyé sur le résumé des entretiens de Höss avec le psychologue américain pour recréer et imaginer la vie de l'homme avant, tout en gardant des jalons biographiques indiscutables. On y découvre notamment un homme dont l'insensibilité semble trouver sa source dans les traumatismes moraux infligés par son père, un homme très catholique et un peu beaucoup déséquilibré mentalement, psychorigide, qui terrifie sa famille.
Et qui terrifie également le lecteur, qui est scotché dès les premières pages par l'ambiance mortelle qui se dégage de cette famille.

À mon sens, ce livre fait partie de ces livres formateurs que les professeurs devraient donner à lire à tout jeune, au même titre que celui de Primo Levi. C'est un livre qui marque à vie.


16 commentaires:

  1. Dur dur au réveil de lire cela...brrr...cela manque un peu de poèsie...^.^...j'en ai fait tomber ma tartine...effrayant...perso tout cela me fais peur...(comme si je l'avais vecu dans une "autre" vie...)...ton billet est très argumenté...comme toujours...
    Bonne journée...

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    1. Ahhh, tu sais bien que la poésie et moi... ;-)
      Oui, c'est dur, mais c'est la réalité et c'est important d'être au courant de ce genre de choses je crois.

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  2. Un joli compte-rendu qui touche. Je ne connaissais pas Robert Merle et je vais me lancer dans cette lecture sous peu.
    J'avais commencé "Les Bienveillantes" il y a quelques années et je n'ai jamais pu finir. Ton article me donne envie de me replonger dans cet univers poignant.

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    1. Pareil, je n'ai lu que le début des "Bienveillantes". C'était super bien, mais je l'avais commencé à l'époque où je ne m'étais pas encore remise à lire assidûment, donc fatalement, j'ai fini par décrocher.
      Je n'exclue pas de reprendre mon courage à demain un jour... ;-)

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  3. J'ai lu Primo Levi mais pas celui-ci...

    Bon je ne suis pas sûre de remédier à cette lacune!!!

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    1. Dommage.
      Si je devais faire un top des livres que je conseille fortement, parmi tous ceux dont j'ai fait une chronique ici, il figurerait en très bonne place.

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  4. Je l'ai lu pour le cours d'histoire quand j'avais 16-17 ans. Ce n'était pas une lecture obligatoire mais le prof nous l'avait très vivement conseillé et vu que mes devoirs préférés étaient ceux qui impliquaient un livre ...
    J'ai souvent eu envie de vomir pendant ma lecture mais malgré cela je n'avais pas envie d'arrêter. Puisque j'y étais, je voulais aller jusqu'au bout. Je pensais que si je le refermais, je ne le rouvrirais jamais - et j'avais sans doute raison parce que je ne sais pas si je le relirai un jour. Je suis d'accord avec toi lorsque tu dis que ce n'est pas pareil de savoir que des millions de juifs ont été exterminés et d'approcher la réalité via les archives. C'est très dur, ça frappe très fort, et je peux comprendre que certains ne se sentent pas d'attaque pour un tel livre, mais je pense que tout le monde devrait pourtant le lire.

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    1. Juste une précision, ce n'est pas moi qui ai écrit "que ce n'est pas pareil de savoir que...". C'est un extrait de la préface de l'auteur.
      Je n'ai pas eu d'envie de vomir lors de cette lecture, même s'il y a des passages très durs. Il n'y a pas de pathos dans cette histoire vu que ce qui est raconté l'est tout le temps du côté du commandant SS et que finalement, on ne voit que son travail de direction. En gros, c'est très administratif, pour tout ce qui touche à Auschwitz, même si on sait ce qui se passait de l'autre côté de la barrière et qu'on ne peut s'empêcher d'y penser.

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    2. Ah oui pardon, je n'étais pas encore bien réveillée !
      Je suis justement souvent plus touchée lorsqu'il s'agit de faits plus administratifs que lorsque l'auteur met trop de pathos. Ici, on est du côté que l'on ne veut pas voir, avec ceux qui ont travaillé à ça, qui étaient véritablement convaincu d’œuvrer pour le bien. C'est cela qui révolte et est très dur à lire, je trouve.

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  5. Je l'ai lu l'année dernière et il fait parti des livres qui m'ont marquée, j'en avais aussi fait un article.
    Comme tu le dis, on brosse le portrait non pas d'un homem méchant, mais d'un homme " de devoir", et ça résume son parcours ... Enfin c'est tt de même pmus complexe que ça et j'invite aussi tes lecteurs à se le procurer.

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  6. Je ne me suis jamais remise de ma première lecture du livre de Primo LEVI, c'était il y a 10 ans. J'ai vu récemment le film The Reader... Tu me donnes vraiment envie de lire La mort... Merci beaucoup de nous faire partager tes lectures et surtt tes ressntis!! Graziella

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  7. J'ai lu ce roman en 1ère, hors cadre scolaire, et il m'avait vraiment marqué ! je l'avais prêté à ma prof de français qui était toute chamboulée ensuite

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  8. Bonjour Céline,
    J'avais lu ce roman au lycée hors cadre scolaire pour reprendre les termes de Valou. Il m'avait effectivement marqué. Mais ce qui me marque et que j'ai du mal à comprendre, c'est de ne plus en avoir quasiment entendu parlé depuis lors. Primo Levi, que je n'ai jamais lu,( Maxima mea culpa !!!!) est souvent cité mais pas Robert Merle. C'est une question que je me pose.

    Je me la pose d'autant plus, qu'à mon sens, il met très bien en avant un des multiples facteurs qui expliquent comment il possible d'en arriver là.

    Je crois aussi que ce roman m'a touché, parce-que mon éducation fait que je suis très (trop !!!!) emprunt de sentiment de devoir, d'obligation et de soumission. C'est la première fois que je touchais du doigt que ces "valeurs" pouvaient être sources de malheurs voire destructrices.

    Bref.....
    merci !!!
    Emmanuel

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    1. Merci pour ton commentaire très intéressant Emmanuel. ;-)

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  9. Je suis en train de lire le roman et je suis en plein dedans, j'apprécie merci Céline, mais comme Barbaclougar je m'interroge sur le quasi-silence fait à propos de ce livre par rapport à celui de Primo LEVI. Mais je pense que c'est parce que LEVI a vécu en tant qu'acteur la Shoah...
    En tout cas La mort est mon métier me rappelle le Roman d'Eric-Emmanuel SCHMITT; "La part de l'autre" et dans laquelle il raconte la vie de HITLER si ce dernier n'avait pas vécu l'enfance qu'il a eue et s'il avait réussi le concours d'entrée à l'école des beaux-arts. Peut-être qu'alors toute cette tragédie n'aurait pas existé...
    Il y a également une psychologue qui avait décrit combien l'enfance peut être le point de départ de la folie chez les hommes lorsque ceux-ci sont soumis à des pressions très fortes. Mais malheureusement je ne me rappelle plus ni du nom de l'auteure ni du titre de son ouvrage, si quelqu'un a une idée je suis preneuse... Bonne journée.

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